6
Ce matin du vingt et un juin, veille de la translation de sainte Winifred, les fidèles sortaient de la grand-messe. A l’extérieur, la matinée était radieuse. L’abbé qui regagnait ses appartements d’un pas mesuré fut brutalement dérangé par un hurlement soudain exprimant l’effarement, jailli du sein de la foule qui se dispersait. Une silhouette frénétique en sortit se dandinant gauchement sur ses pieds nus et l’homme agrippa la robe de l’abbé, en jetant un grand cri d’indignation.
— Père abbé, assistez-moi en ami et rendez-moi justice, car on m’a volé ! Un voleur, il y a un voleur parmi nous !
Étonné autant que préoccupé l’abbé regarda le visage convulsé de Ciarann, tout rouge de colère et de détresse.
— Je vous en prie, père, que justice soit faite ! Je suis perdu si vous ne m’aidez pas !
Avec un peu de retard, il se rendit compte de ce que cette violence avait de déplacé et il tomba à genoux, aux pieds de l’abbé.
— Je vous demande pardon ! Je fais trop de bruit et je dérange tout le monde, je ne sais plus ce que je dis !
Le cortège de fidèles, joyeux et bruyants, qui sortait juste de l’église devint aussitôt silencieux mais, au lieu de se disperser, se groupa autour des deux hommes pour regarder et écouter, dévoré de curiosité. Les moines de la communauté, empêchés de se retirer en bon ordre, s’immobilisèrent, vaguement ennuyés. Cadfael chercha derrière Ciarann, agenouillé et suppliant, son alter ego et découvrit Matthieu qui se frayait un chemin dans la foule, la bouche et les yeux grands ouverts, manifestement stupéfait. Il s’immobilisa à quelques pas, son regard aux sourcils froncés allant sans cesse de l’abbé à Ciarann, cherchant à comprendre la cause de ce soudain remue-ménage. Se pouvait-il que quelque chose fût arrivé à l’un des deux inséparables, sans que l’autre n’en sût rien ?
— Relevez-vous ! dit l’abbé, très calme. Inutile de vous mettre à genoux. Dites ce que vous avez à dire et l’on vous rendra justice.
Un profond silence se répandit partout, jusque dans les endroits les plus lointains de la grande cour. Ceux qui en étaient déjà presque sortis revinrent sur leurs pas et se rapprochèrent discrètement, l’oeil aux aguets, l’oreille tendue, pour se fondre dans la foule déjà rassemblée.
Ciarann se releva, déversant un flot de paroles avant d’être debout.
— J’avais une bague, père, la réplique exacte de celle que monseigneur l’évêque de Winchester garde pour les grandes occasions, et qui porte sa devise et son sigle. Il se sert de ces répliques comme sauf-conduits pour ceux qu’il envoie pour ses affaires ou avec sa bénédiction, afin qu’elles leur ouvrent les portes ou leur tiennent lieu de protection sur la route. Cette bague a disparu, père.
— Vous avait-elle été donnée par Henri de Blois lui-même ? demanda Radulphe.
— Non, père, pas personnellement. J’étais au service du prieur de l’abbaye de Hyde, c’est un laïc, quand cette maladie mortelle m’a frappé. J’ai alors promis de passer le temps qui me restait parmi les chanoines d’Aberdaron. Mon prieur – vous savez qu’il n’y a pas d’abbé à Hyde, et que cette situation dure depuis plusieurs années –, mon prieur a demandé à monseigneur l’évêque, dans sa grande bonté, de me fournir toute la protection possible pour le voyage...
Voilà donc le point de départ de ce drôle de pèlerinage, songea Cadfael, qui y voyait plus clair : il s’agit de Winchester même, ou de son voisinage immédiat, ce qui ne changeait pas grand-chose, car le moutier neuf de cette ville qui depuis toujours jalousait l’ancien, où présidait l’évêque Henri, avait été forcé d’abandonner son siège au centre trente ans auparavant, et avait été relégué à Hyde Mead, faubourg au nord-ouest de la cité. La communauté de Hyde et l’évêque ne débordaient pas d’affection réciproque : en effet c’était grâce aux manoeuvres de ce dernier que Hyde était privé d’abbé depuis si longtemps, Henri ayant l’ambition de transformer la communauté en monastère épiscopal. Le combat durait depuis un bout de temps, l’évêque utilisait tous les stratagèmes possibles et imaginables pour parvenir à ses fins, et le prieur faisait flèche de tout bois pour contrer ses manoeuvres. Il semblait cependant que Henri fût encore capable de compassion, même envers un serviteur d’une maison hostile, si celui-ci se trouvait menacé par la maladie et la mort. Le voyageur sur qui l’évêque-légat avait posé sa main protectrice passerait sans dommage partout où l’on gardait quelque respect pour la loi. Seules d’indécrottables canailles oseraient s’en prendre au pèlerin.
— La bague a disparu, père, on me l’a volée ce matin même. Regardez, on a coupé les cordons auxquels elle était attachée ! s’exclama Ciarann en montrant la besace de tissu banal qu’il avait à sa ceinture, ainsi que les deux bouts de cordonnet qui pendaient, coupés net. Avec un couteau bien aiguisé ! Quelqu’un ici a une arme de ce genre. Et ma bague a disparu !
Le prieur Robert était maintenant aux côtés de l’abbé, mais si agité que ses cheveux d’argent flottaient en désordre.
— Cet homme dit vrai, père. Il m’a montré l’anneau qu’on lui avait donné pour lui assurer secours et hospitalité en route. C’est très regrettable, très grave. Puisque la bague a disparu, ne faudrait-il pas fermer la porte pendant qu’on la cherche ?
— Soit, répondit Radulphe, et, silencieux, il vit frère Jérôme, toujours prêt à lécher les sandales du prieur, courir demander qu’on exécutât cet ordre. Maintenant reprenez-vous, ce que vous avez perdu ne doit pas être loin. Donc, vous ne portiez pas cette bague que vous gardiez attachée par cette cordelette dans votre besace ?
— Oui, père. Je ne saurais vous dire combien elle m’était précieuse.
— Quand l’avez-vous vue, sans aucun doute possible, pour la dernière fois ?
— Je l’avais encore ce matin, père, j’en suis certain. Les quelques biens que je possède, vous les avez sous les yeux. Si cette cordelette avait été coupée cette nuit, pendant mon sommeil, comment aurais-je pu ne pas m’en rendre compte ? Ce n’est pas possible. Ce matin tout ce que j’avais était intact, comme quand je me suis couché. On m’a demandé de me reposer à cause de mon voeu. Aujourd’hui, je ne suis sorti que pour aller à la messe. Dans l’église même, un être malveillant a bafoué les lois les plus sacrées et m’a dérobé ma bague.
Il est vrai, songea Cadfael en regardant attentivement chacun des curieux, qu’il ne serait pas difficile, au sein de cette foule, de trouver les cordons qui retenaient l’anneau, de le sortir de sa cachette, de sectionner le cordonnet et de se sauver avec l’objet du délit sans attirer l’attention, sans que personne ne remarque rien, pas même la victime. Le travail avait été parfaitement exécuté, avec tant de maîtrise que Matthieu, à qui rien n’échappait de ce qui touchait son ami, n’y avait vu que du feu. Car Matthieu était là, l’oeil rond, manifestement stupéfait et ne semblant pas avoir encore enregistré ce qui venait d’arriver. Son visage, immobile et fermé, était indéchiffrable et il suivait attentivement Ciarann, l’abbé ou le prieur quand ils prenaient la parole. Cadfael constata que Melannguell s’était subrepticement rapprochée de lui et l’avait saisi par la manche, non sans hésitation. Il ne chercha pas à se dégager. À en juger par la façon imperceptible dont il releva la tête et dont ses yeux s’agrandirent, il savait qui se trouvait là ; sa main chercha et serra celle de la jeune fille, mais toute son attention demeurait fixée sur Ciarann. Dans leur dos, pas très loin, se dressait Rhunn, appuyé sur ses béquilles, et son visage ouvert exprimait l’effarement, tandis que celui de sa tante Alice, tout proche du sien, était rose de curiosité. « Nous sommes tous là, se dit Cadfael, et aucun de nous ne sait ce qui se passe dans la tête du voisin, ni qui est coupable de ce larcin, ni ce qui en sortira pour tous les curieux ici présents. »
— Ne pourriez-vous nous dire qui se trouvait près de vous pendant le service ? suggéra le prieur. Si en effet un mécréant a utilisé à ses fins le saint office pour commettre un vol pendant l’heure sacrée de la messe...
— Je n’avais d’yeux que pour l’autel, père !
Tremblant de ferveur contenue, Ciarann tenait sa besace ouverte afin qu’on y vît les quelques objets qu’il possédait.
— Nous étions si nombreux, serrés les uns contre les autres... comme il convient dans un pareil sanctuaire... Matthieu était derrière moi, tout près, comme toujours. Comment pourrais-je vous dire qui d’autre il pouvait bien y avoir ? Il n’y avait personne, homme ou femme, à ne pas être serré de près.
— C’est la vérité, opina Robert, le prieur, à qui cette foule causait un incontestable plaisir. Les portes sont fermées, père, tous ceux qui étaient présents à l’office sont là. Et nous voulons tous, n’est-ce pas, voir cette affaire éclaircie.
— Oui, certes, répliqua sèchement Radulphe. À une exception près, il y a quelqu’un qui a introduit dans nos murs un couteau assez tranchant pour sectionner net ces cordonnets. Quelles que soient les autres raisons qu’il ait pu avoir, je lui demande de réfléchir, pour le salut de son âme. Tous les hommes de bonne volonté en ces lieux auront à coeur de nous aider en montrant d’eux-mêmes ce qu’ils possèdent. Ainsi que tous nos hôtes qui n’ont ni vol ni sacrilège sur la conscience. Nous veillerons à ce qu’il y ait une enquête afin d’établir si d’autres objets de valeur n’ont pas disparu. Car là où il y a vol, il y a nécessairement un voleur.
— Comptez sur nous, père, déclara Robert, avec ferveur. Aucun pèlerin honnête ne refusera de nous prêter main-forte. Comment pourrait-il accepter de loger sous le même toit qu’un voleur ?
Il y eut un murmure général d’assentiment avec un peu de retard peut-être, car chacun tenait son voisin à l’oeil, avant de s’efforcer hâtivement d’être le premier à parler. Ils venaient de partout, ne se connaissant ni d’Ève ni d’Adam ; ils s’étaient réunis, avaient lié amitié comme toujours en pareilles circonstances, mais comment savoir qui était innocent et qui suspect, maintenant que le monde désignait ce troupeau humain d’un doigt impitoyable ?
— Père, supplia Ciarann qui suait et tremblait encore sous le coup du désarroi, voici, dans cette besace, tout ce que j’ai apporté dans cette enceinte, pour que vous l’examiniez. Vous constaterez qu’on m’a effectivement volé. Je suis venu ici sans même des chaussures aux pieds, tout ce que je possède est entre vos mains. Matthieu, mon compagnon, agira de même tout aussi volontiers, à titre d’exemple pour inciter tous ceux qui tiennent à montrer qu’ils sont sans tache à se comporter comme nous. Ils ne refuseront pas de suivre notre exemple.
A ces mots, Matthieu retira sèchement sa main de celle de Melannguell. Il fit glisser sa besace en tissu écru, très semblable à celle de Ciarann, sur sa hanche. Le maigre équipement de voyage de Ciarann était ouvert, entre les mains du prieur. Robert remit en place ces quelques objets et suivit le regard angoissé de Ciarann.
— Voici, père, et c’est de tout coeur, dit Matthieu, délivrant le petit sac de ses attaches et le tendant.
Robert le remercia d’un grave signe de tête, l’ouvrit et le fouilla avec beaucoup de tact. Il évita de montrer ce qu’il y avait à l’intérieur, se contentant d’examiner le contenu : une chemise de rechange, des caleçons de toile, froissés d’avoir été ainsi rangés, et qu’on avait lavés en chemin, apparemment plus d’une fois. Quelques objets de toilette, comme en ont les gentilshommes, un rasoir, un morceau de savon de lessive, un bréviaire à la reliure de cuir, une bourse plate, un trophée de ruban brodé et plié ! Robert sortit uniquement l’objet qu’il lui semblait nécessaire de montrer : un poignard dans son fourreau, comme tous les gentilshommes en portent à la hanche droite, un peu plus long qu’une main.
— C’est bien à moi, affirma Matthieu, regardant l’abbé droit dans les yeux. Je ne m’en suis pas servi pour couper ces cordonnets, ni ne l’ai sorti depuis mon arrivée parmi vous, père abbé.
Radulphe examina l’arme, puis son propriétaire, et eut un bref signe de tête.
— Je comprends fort bien qu’un jeune homme ne tienne pas à s’aventurer sur les routes aujourd’hui, sans rien pour se défendre. À plus forte raison s’il doit défendre quelqu’un qui, lui, ne porte pas d’arme. Si je comprends bien, c’est votre cas, mon fils. Dans ces murs, pourtant, vous n’êtes pas censé être armé.
— Certes, mais alors qu’aurais-je dû faire ? demanda Matthieu, se raidissant, et il y avait dans sa voix quelque chose comme du défi.
— Ce que vous devez faire maintenant, répondit Radulphe avec fermeté. Confiez donc votre poignard au frère portier, à la loge, vous ne serez pas le premier. Et quand vous repartirez, il vous suffira de le demander.
Il n’y avait qu’à s’exécuter, de bonne grâce, à baisser la tête, et à céder courtoisement. Matthieu ne s’en tira pas mal, mais sans enthousiasme.
— Très bien, père ; je vous prie de m’excuser de ne pas avoir demandé conseil auparavant.
— Mais père, supplia Ciarann, très inquiet, ma bague – Comment parviendrai-je au bout de mon voyage, si je n’ai plus mon sauf-conduit ?
— Nous chercherons votre anneau partout dans l’abbaye et quiconque se sait innocent de ce vol, dit l’abbé, élevant la voix pour que chaque membre de l’assistance, fût-il loin de lui, puisse l’entendre, aura à coeur de montrer ce qu’il possède pour qu’on l’examine. Veillez-y, Robert !
Sur ce, il continua son chemin et la foule, après l’avoir regardé s’éloigner en silence, se dispersa. Des murmures soudains éclatèrent où se mêlaient excitation et commentaires. Le prieur prit Ciarann sous son aile, se dirigeant avec lui vers l’hôtellerie pour demander à frère Denis de l’aider à rechercher la bague de l’évêque, et Matthieu, non sans un regard hésitant vers Melannguell, tourna les talons, s’empressant de les suivre.
Trouver des gens plus innocents et coopératifs que les hôtes de l’abbaye de Shrewsbury ce jour-là n’eût pas été chose facile. Chacun ouvrit son paquetage ou son coffret pour exposer à tous son inaltérable vertu. L’enquête, que l’on conduisit aussi discrètement que possible, se prolongea toute l’après-midi, mais on ne trouva nulle trace de la bague. De surcroît, un ou deux occupants du dortoir, gens plutôt à l’aise, qui n’avaient pas eu jusqu’alors l’occasion d’examiner leurs bagages à fond, ne furent guère récompensés de leurs efforts. Un petit propriétaire de Lichfield s’aperçut que la bourse qu’il avait emportée en cas de besoin avait sérieusement diminué depuis le jour de son départ. Maître Simon Poer, un des premiers à montrer ce qu’il avait, et dont la condamnation d’un crime aussi affreux avait été particulièrement vive, prétendit qu’on lui avait dérobé une chaîne d’argent qu’il comptait présenter à l’autel le lendemain. Un pauvre prêtre de campagne, pour qui ce pèlerinage était le couronnement de ses rêves, resta à se lamenter sur la disparition d’un petit coffret qu’il avait fabriqué de ses propres mains depuis plus d’un an, décoré d’incrustations d’argent et de verre, et dans lequel il avait espéré rapporter un souvenir de sa visite, une fleur séchée du jardin, voire un ou deux fils pris aux franges de la nappe de l’autel sur lequel reposerait le reliquaire de sainte Winifred. Un marchand de Worcester fut incapable de retrouver la superbe ceinture de cuir de sa plus belle tunique qu’il s’était réservée pour le lendemain. Un ou deux autres, enfin, soupçonnèrent qu’on avait fouillé dans leurs affaires, sans rien y trouver d’intéressant, ce qui était pire que tout.
L’inspection touchait à sa fin, sans aucun résultat, quand Cadfael retourna à sa cabane, juste à temps pour attendre l’arrivée de Rhunn. Le garçon ne tarda pas à se présenter, à l’heure, les yeux grands ouverts, pensif, et il laissa Cadfael s’occuper de lui passivement, sans souffler mot. Le moine put fouiller un peu plus fermement dans la chair contractée.
— Vous n’avez pas trouvé d’autre couteau, cette après-midi, mon frère ? dit-il enfin, en levant la tête.
— Non, aucun.
On était bien sûr tombé, c’était très compréhensible, sur quelques petits canifs, du genre de ceux qu’on utilise pendant la halte du soir pour couper le pain ou la viande, ou quand on s’arrête sous une haie. Beaucoup d’entre eux étaient suffisamment aiguisés pour cette sorte de tâche, mais quant à s’en servir pour trancher net deux solides cordelettes sans laisser aucune trace, c’était une autre histoire.
— Les hommes imberbes emportent aussi des rasoirs, et un rasoir qui ne coupe pas serait une abomination. Quand un voleur pénètre dans nos murs, mon petit, il est bien difficile aux honnêtes gens de prendre leurs précautions. Celui qui n’a pas de scrupule a toujours l’avantage sur ceux qui respectent les règles. Mais toi, au moins, tu n’as pas à t’en faire, tu n’as causé de tort à personne. Et il ne faut pas que cette mésaventure te gâche la journée de demain.
— Non, non, acquiesça le garçon, nullement apaisé. Mais mon frère il y a ici au moins un autre couteau. Avec son fourreau et tout et d’une bonne longueur qui plus est. Je le sais, je me suis retrouvé serré contre son propriétaire, hier à la messe. Vous pensez bien qu’il faut que je tienne fort mes béquilles quand je dois rester debout longtemps. Lui, il avait à la ceinture une grosse bourse en tissu, qui pesait contre mon bras au milieu de toute cette foule. J’ai senti la forme de ce couteau, avec sa garde cruciforme. Vous pouvez me croire ! Mais vous ne l’avez pas trouvé.
— Et qui donc portait cette arme sur lui à la messe ? demanda Cadfael, continuant à masser les tissus qui résistaient sous ses doigts.
— C’était ce grand marchand avec sa robe en belle laine de la vallée. J’ai appris à connaître les étoffes. Mais vous n’avez pas trouvé son couteau. Peut-être l’a-t-il donné au frère portier, tout comme Matthieu y a été obligé maintenant.
— Possible, murmura Cadfael. Dis-moi, quand as-tu découvert ça ? Hier ? Et aujourd’hui, est-ce qu’il était encore près de toi ?
— Non, pas aujourd’hui.
Eh non, aujourd’hui il était resté sans broncher, pour voir comment les choses allaient se dérouler, prêt à ouvrir sa bourse avant tout le monde, en cas de besoin, avec un sourire bienveillant envers l’abbé qui ordonnait que l’on désarmât un autre que lui. A ce moment-là, l’homme n’avait certainement pas de couteau sur lui. Cependant, il s’en était bien débarrassé entre-temps. Dans l’abbaye ce n’étaient pas les endroits qui manquaient pour dissimuler un poignard et de petits objets de valeur. Cette fouille n’avait été qu’un leurre, à moins que les autorités ne fussent prêtes à garder les portes fermées et les hôtes prisonniers jusqu’à ce qu’on eût retourné chaque pouce carré des jardins et mis en pièces tous les lits et bancs du dortoir. Au début, les malandrins l’emportent toujours sur les honnêtes gens.
— C’était injuste d’obliger Matthieu à se séparer de son poignard alors qu’un autre avait toujours le sien, affirma Rhunn. Et Ciarann a tellement peur de continuer sa route maintenant qu’il n’a plus sa bague ! Il ne veut même plus sortir du dortoir avant demain. Ce vol l’a rendu malade.
Oui, cela semblait plausible. Et soudain Cadfael se rendit compte que l’histoire ne tenait pas debout : voilà un homme soi-disant mort de peur qui vient de déclarer tranquillement qu’il est condamné à mort. Alors que craignait-il, lui qui semblait accepter sa fin prochaine ?
Cependant, les êtres sont étranges, se dit Cadfael après coup. Et puis mourir bien tranquillement à Aberdaron, entouré par les prières et la compassion de ceux qui avaient prononcé le même voeu, n’a, a priori, aucun rapport avec un crime crapuleux commis par des étrangers ou des bandits de grand chemin, sur une route déserte.
Mais ce Simon Poer, bon, il détenait hier un couteau bien tranchant, pourquoi ne l’aurait-il pas eu sur lui aujourd’hui, dans la foule qui se pressait à la messe ? A quoi diable l’avait-il utilisé avant que Ciarann ne se rendît compte du vol ? Et comment avait-il su qu’il lui fallait s’en débarrasser, et vite encore ? Qui, sinon le voleur, pouvait prendre une telle précaution ?
— Arrête de te mettre martel en tête et pour Matthieu et pour Ciarann, dit Cadfael, regardant le beau visage vulnérable du garçon. Pense seulement à demain, quand tu t’approcheras de sainte Winifred. Dieu et elle te voient parfaitement, ils n’ont nul besoin qu’on leur dise de quoi tu as besoin. Tout ce qui importe, c’est d’attendre calmement ce qui va se passer. Quoi qu’il arrive, ça ne viendra pas par hasard. As-tu pris ta potion la nuit dernière ?
Rhunn écarquilla ses yeux, pâles et brillants, comme un soleil à travers un glacier, d’une clarté aveuglante.
— Non. La journée a été bonne, je voulais rendre grâce. Ce n’est pas que je n’apprécie pas l’aide que vous pouvez m’apporter. Seulement, j’aimerais aussi donner quelque chose. Et j’ai dormi, c’est vrai, j’ai bien dormi...
— Fais-en autant cette nuit, ordonna doucement Cadfael, qui, passant le bras autour de la taille du garçon, l’aida à se remettre sur pied. Récite tes prières, pense sérieusement à la meilleure façon de te comporter, agis en conséquence, et dors. Aucun homme au monde, ni roi ni empereur, n’a le pouvoir d’en faire davantage ou mieux, ni de se remettre en de meilleures mains.
Pendant toute la journée, Ciarann refusa de quitter l’hôtellerie ; contrairement à Matthieu qui, par extraordinaire, sortit du passage voûté. Il se tenait au sommet de l’escalier de pierre menant à la grande cour, tendant les mains pour toucher la surface de la lourde porte, puis il rejeta la tête en arrière pour respirer avidement l’air du soir. Le souper était terminé ; comme chaque soir un léger frémissement se répandit dans la cour, où s’exprimait le plaisir apaisant que procurait ce moment de fraîcheur précédant complies.
Devant s’occuper de menus travaux à l’herbarium, frère Cadfael avait quitté la salle capitulaire avant la fin des lectures. Il se dirigeait vers le jardin quand, du coin de l’oeil, il vit un jeune homme debout en haut de l’escalier, qui aspirait profondément avec un plaisir évident. Pour une raison mystérieuse, Matthieu paraissait plus grand du fait qu’il était seul, plus jeune aussi. Dans la douce lumière du soir, son visage impassible était calme. Quand il se mit en marche et commença à descendre vers la cour, instinctivement Cadfael chercha la silhouette de celui qui aurait dû se tenir près de lui, ou plus exactement, à sa place ordinaire, c’est-à-dire légèrement devant lui ; mais pas de Ciarann. Bon, on lui avait suggéré de se reposer, il avait probablement obéi de bon coeur, mais jamais encore Matthieu ne l’avait laissé seul, ni de jour ni de nuit, pendant la veille ou le repos. Pas même pour suivre Melannguell ou alors malgré lui et seulement d’un regard morose.
« Les gens, songea Cadfael, passant son chemin sans se presser, les gens n’en finissent pas de nous surprendre... ni moi d’être curieux. » Il faudrait peut-être se confesser de ce péché, qui lui vaudrait une pénitence. Mais tant qu’un homme s’intéresse à ses semblables, cette attitude seule l’empêche de s’étioler. Pourquoi les gens font-ils ce qu’ils font ? Pourquoi, si l’on se sait malade, à l’article de la mort, et si l’on souhaite atteindre un havre de paix, avant la fin, pourquoi se condamner à parcourir tout ce chemin nu-pieds, et se charger d’un poids autour du cou ? Est-ce que l’on se rend ainsi plus aimable envers Dieu, alors qu’on aurait pu, en route, aider un infirme de naissance et non par sa propre faute ? Qui mérite davantage la compassion que ce petit Rhunn par exemple ?
Et pourquoi consacrer sa jeunesse et sa force à suivre un autre homme pas à pas, à travers tout le pays, et pourquoi cet autre homme accepte-t-il cette situation, alors qu’il ne devrait songer qu’à trouver la paix, à se séparer décemment de ses amis, et non à imposer ses propres peines à autrui ?
Il s’arrêta net, au moment de tourner le coin de la haie d’ifs et de pénétrer dans la roseraie. Ce n’était pas son frère humain qu’il vit assis dans l’herbe, de l’autre côté des parterres de fleurs, contemplant l’étendue des champs de pois au loin, et les flots argentés, pierreux et bas de la Méole, mais la compagne de celui-ci immobile, solitaire, les genoux repliés sous le menton, et les bras serrés autour de ses jambes. La tante Alice était probablement en pleine conversation avec une demi-douzaine de dignes matrones de son âge ; quant à Rhunn, il était sûrement déjà couché. Melannguell s’était subrepticement éloignée pour être seule au jardin et penser à ses rêves déçus, à ses espoirs irréalisables. Elle formait comme une petite ombre entourée d’un halo d’or sur fond de soleil couchant. A en juger par l’aspect du ciel, la journée du lendemain, consacrée à sainte Winifred, serait belle et sans nuages.
Ils se trouvaient séparés par toute la largeur de la roseraie, si bien qu’elle ne l’entendit pas emprunter le sentier couvert d’herbe pour finir à l’atelier son travail de la journée. Il vérifierait que tout était bien rangé, tous ses pots et flacons correctement bouchés ; il s’assurerait enfin que le brasero, qu’il avait utilisé tout à l’heure, était bien éteint. Frère Oswin, tout jeune, enthousiaste et dévoué qu’il fût, était très capable de négliger ce genre de détail, même si la période où il cassait n’importe quoi était terminée. Cadfael vérifia tout ; il n’y avait rien à redire. Il disposait de son temps à présent, y compris celui de s’asseoir dans la pénombre qui sentait bon le bois et de réfléchir. Ces moments, d’autres les consacreraient à se chercher ou à se fuir, mettraient à profit ces derniers instants de la journée ou les laisseraient perdre. Pour les trois marchands d’une vertu parfaite, Walter Bagot, le gantier, John Shure, le tailleur, et le maréchal-ferrant William Haies, ils se rendraient là où leur partie de dés devrait avoir lieu cette nuit, et se jetteraient tête baissée dans le piège tendu par Hugh. Quant à Simon Poer, personnage plus ambigu, il se servirait de ce répit pour se sauver ou bien pour vaquer à l’une de ses occupations nocturnes. Cadfael avait vu deux membres du trio franchir le portail suivi par le troisième larron quelques minutes plus tard. Il était d’ailleurs certain que le pseudo-marchand de Guildford ne tarderait pas à les suivre. Il était également temps pour ce mystérieux jeune homme solitaire, provisoirement libéré de sa chaîne, de parcourir tout le territoire qui s’offrait soudain à lui et de tomber sur la jeune fille solitaire, elle aussi.
Cadfael posa les pieds sur le banc de bois et, profitant de ce bref répit, ferma les yeux.
Matthieu fut derrière elle avant qu’elle ne s’en rendît compte. Elle sursauta en entendant sous ses pas le bruissement soudain des longues herbes desséchées par le soleil. Inquiète, elle se retourna, se mit maladroitement à genoux, et leva vers le visage du garçon ses yeux agrandis, à moitié éblouie par l’éclat du couchant qu’elle fixait sans ciller depuis un moment. Elle avait un visage très ouvert, vulnérable et enfantin. Elle le regarda comme elle l’avait regardé le jour où il l’avait saisie dans ses bras en l’entraînant dans le fossé, pour éviter les chevaux lancés au galop. De la même manière, elle avait écarquillé les yeux et l’avait regardé, encore étourdie, effrayée, et de la même façon, ses craintes s’étaient changées en un plaisir mêlé d’admiration, tant elle l’avait trouvé rassurant, bon, merveilleux.
Ce simple échange de regards ne dura pas longtemps. Elle cligna des paupières, secoua un peu la tête pour retrouver une vision claire et regarda derrière lui, surprise, incapable de croire qu’il pût être seul.
— Ciarann... ? Tu as besoin de quelque chose pour lui ?
— Non, dit Matthieu d’une voix brève, et l’espace d’un moment, il tourna la tête. Il est au lit.
— Mais tu ne quittes jamais son chevet ! s’exclama-t-elle innocemment, un peu inquiète.
Elle avait beau en vouloir à Ciarann, elle avait pitié de lui et ne l’en comprenait pas moins.
— Comme tu vois, je l’ai laissé, répliqua sèchement Matthieu. J’ai moi aussi besoin... de respirer un peu. Il est très bien où il est, et il ne bougera pas.
— Je savais bien que ce n’est pas pour moi que tu es venu, dit-elle, amère et résignée.
Elle fit mine de se lever, avec autant de vivacité que de grâce mais, presque contre sa volonté apparemment, il tendit la main, pour la prendre par le poignet et la soulever. Il s’écarta tout aussi vite en remarquant qu’elle évitait son contact et se remettait seule sur pied.
— Au moins, dit-elle sans ambages, ne t’es-tu ni détourné ni enfui quand tu m’as vue. Je devrais t’en être reconnaissante.
— Je ne suis pas libre, protesta-t-il, piqué au vif. Tu le sais mieux que personne.
— Tu ne l’étais pas non plus quand nous étions ensemble sur la route, riposta Melannguell, farouche, ni quand tu portais mes paquets, que tu marchais à côté de moi, et que tu laissais Ciarann se traîner devant, pour qu’il ne puisse pas voir comme tu me souriais alors, comme tu étais courtois, et comme tu m’aidais quand la route était dure. Tu me parlais doucement comme si tu avais plaisir à être à mes côtés. Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue, à ce moment-là, que tu n’étais pas libre ? Ou, mieux, pourquoi n’as-tu pas pris une autre route, en nous laissant nous débrouiller ? Là j’aurais eu le loisir de comprendre de quoi il en était. J’aurais fini par t’oublier. Maintenant c’est trop tard ! Je ne t’oublierai jamais, jusqu’à mon dernier jour !
Les lèvres et tout le visage du jeune homme se crispèrent devant elle. Mais était-il furieux ? Souffrait-il ? Elle n’aurait pas pu le dire. Elle le dévisageait de trop près, avec trop de passion, pour y voir très clair. Il détourna brusquement la tête pour échapper à son regard.
— Tes reproches sont justifiés, murmura-t-il d’une voix dure, tout est de ma faute. Je n’aurais jamais dû croire que je pourrais être heureux ainsi, sans histoire. J’aurais dû te quitter, mais je n’en ai pas eu la force... Ô mon Dieu ! Tu crois que j’aurais pu l’entraîner ? Il s’accrochait à toi, à ta brave femme de tante... J’aurais cependant dû être assez fort pour m’écarter de vous et vous laisser tranquilles...
Aussi brusquement qu’il s’était détourné, il revint vers elle, tendant la main pour la prendre par le menton et la forcer à relever la tête vers lui, si rudement qu’elle éprouva une légère souffrance sous la pression de ses doigts.
— Est-ce que tu te rends compte de ce que tu me demandes ? Non ! Ton visage, tu ne l’as jamais vu, n’est-ce pas, sauf à travers le regard d’autrui ? Qui t’aurait donné un miroir pour que tu t’y regardes ? Un étang, peut-être, si tu as jamais eu le loisir de t’y pencher et de t’examiner. Comment soupçonnerais-tu l’effet que risque de produire ton visage sur un homme qui a déjà tout perdu ? Et tu t’étonnes que j’aie pris ce que j’ai pu, comme quelqu’un qui meurt de soif et trouve une fontaine près de lui ? J’aurais dû mourir plutôt que de rester près de toi, à troubler ta tranquillité ! Que Dieu me pardonne !
Elle était plus jeune que lui – plus enfant – de cinq bonnes années, même si l’on tient compte de l’avantage de deux ans au moins que possède une fille par rapport à un garçon du même âge. Elle resta là, émerveillée, un peu effrayée par sa véhémence, et émue plus qu’elle n’aurait su dire par l’impression qu’il donnait de se noyer. La longue main qui lui tenait le menton se mit à trembler violemment, puis tout le corps du garçon. À son tour, elle leva doucement la main et la referma sur la sienne. Elle avait oublié sa propre détresse, car elle le sentait tellement plus malheureux, et si mystérieusement.
— Je n’ose pas parler pour Dieu, dit-elle fermement, mais s’il y a quoi que ce soit à te pardonner, je te pardonne. Ce n’est pas ta faute si je t’aime. Tu t’es contenté d’être plus gentil que les autres hommes l’ont jamais été envers moi, depuis mon départ du pays de Galles. Et je savais, mon amour, tu me l’as dit mais je n’ai pas écouté, que tu avais prononcé un voeu. Tu ne m’as jamais confié de quoi il s’agissait mais ne t’inquiète pas, mon coeur, ne te mets pas en peine...
Tandis qu’elle était là, comme enchantée, les couleurs du crépuscule s’accentuèrent pour se changer silencieusement en braise rougeoyante, puis, léger comme une plume, le soir approcha et, tel le coup d’aile d’un martinet, leur passa sur le visage, dans le soudain éclat radieux d’une lumière gris perle. Les yeux immenses de Melannguell débordaient de larmes, et ceux du garçon leur ressemblaient. Quand il se pencha vers elle, il fut impossible de dire qui avait provoqué ce baiser.
La soirée était si limpide que la petite cloche de complies résonna très clairement dans le jardin, arrachant Cadfael à son assoupissement. Il avait coutume, dans ce refuge qu’offrait l’âge mûr tout comme dans sa jeunesse, quand il guerroyait, de se réveiller frais et dispos, et il s’endormait tout aussi facilement, profitant au mieux du double univers du jour et de la nuit. Il se leva, sortit dans les prémices du soir et ferma la porte derrière lui.
Il ne lui fallait qu’un moment pour traverser l’herbarium et la roseraie et se rendre à l’église. Il partit d’un bon pas, heureux de cette belle soirée qui était une promesse pour le lendemain, et il ne sut jamais pourquoi, en passant, il tourna la tête vers le couchant, à moins que ce ne fût à cause de la grande étendue de ciel de ce côté, l’horizon aussi délicat, pur et tiède que le visage d’une jeune fille. Ils étaient là, deux ombres distinctes mais serrées l’une contre l’autre, se dessinant sur le crépuscule de feu, au sommet de la crête surplombant la pente qui menait au ruisseau invisible. Matthieu et Melannguell, encore crispés, mais aisément reconnaissables, étroitement enlacés, liés en un baiser qui dura tout le temps que mit Cadfael pour arriver, passer, puis s’éloigner afin de se rendre aux offices, mais sans que cette image indélébile, fixée sur sa rétine, le quittât un instant.